Liberté d’expression

Liberté d’expression

#DigitalCitizen La chronique de David Lacombled dans L'Opinion

S’exprimer demain, toujours et encore

Etrange décision de Twitter de quitter le code européen de bonnes pratiques contre la désinformation alors que des règles plus contraignantes s’appliqueront dès cet été, nécessitant de réinventer à terme la liberté d’expression

Sous couvert de liberté d’expression, Twitter joue avec le feu. Après une prise de contrôle erratique, la célèbre plateforme tente de monétiser son audience sans être trop regardante sur la qualité des contenus qui y sont postés. C’est ainsi qu’au début du printemps, une certification payante de comptes a été mise en place de manière chaotique, donnant une légitimité accrue à leurs propriétaires et assurant une meilleure visibilité à leurs contenus indépendamment de leur véracité ou de leur virulence.

Un code européen de bonnes pratiques contre la désinformation, qui n’engage pour l’heure que ceux qui l’ont signé, vise à une meilleure coopération des grandes plateformes, des sites spécialisés, d’associations représentatives de la publicité ou encore d’organisations non gouvernementales. Y sont partagées les bonnes pratiques en matière de vérification de l’information, le fameux fact-checking, ou les défis consistant à stopper le financement par la publicité de sites douteux. Difficile pour des acteurs responsables de ne pas se retrouver sur des ambitions aussi louables. Meta / Facebook, Microsoft / LinkedIn, TiKTok, les géants du numérique sont à bord. Sauf Twitter désormais, après que Thierry Breton en a fait l’annonce… sur Twitter.

Ce faisant, le commissaire européen rappelle qu’avec l’entrée en vigueur du Digital Services Act (DSA), ce qui relève jusqu’à présent de la bonne volonté deviendra obligatoire à compter de cet été. Avec pour ambition de lutter contre la haine, les manipulations, la désinformation et les contrefaçons en ligne, le règlement européen entend mieux protéger les internautes et leurs droits fondamentaux, la liberté d’expression des citoyens et assurer la protection des consommateurs. Le tout, en permettant aux initiatives européennes de se développer et en renforçant le contrôle et la surveillance des très grandes plateformes pour lesquelles la Commission se dote de moyens d’action.

Les plus grands sites devront proposer un point de contact et un outil permettant aux internautes de signaler facilement les contenus illicites à des éditeurs sommés de les bloquer ou de les retirer rapidement, sans l’intervention d’un juge donc, mais avec des signaleurs de confiance, encadrés en France par l’ARCOM. Ainsi, le projet de loi visant à sécuriser et à réguler Internet présenté au début du mois en conseil des ministres, qui transpose le DSA en droit français, ouvre la voie à «des solutions extrajudiciaires pour tenter de répondre au défi vertigineux de la réactivité et de l’instantanéité engendré par la puissance technologique

Transparence. Le réseau social aux 10 000 tweets par seconde à travers le monde préfère pour sa part s’en remettre à ses propres communautés qu’il pense suffisamment organisées pour s’autogérer. Pourtant, Twitter avait été pointé du doigt cet hiver après la remise d’un premier rapport dans le cadre du code européen qui pointait ses insuffisances. Autant dire que la firme à l’oiseau bleu représentera une première cible idéale pour faire la démonstration de l’efficacité de la loi à venir et de ses sanctions pouvant aller jusqu'à 6% de son chiffre d’affaires si elle ne fait pas montre de plus de transparence de son système de modération et d’explication du fonctionnement de son algorithme.

Sans doute nos démocraties payent-elles aujourd’hui un retard dans la prise en compte à son juste niveau du phénomène de la propagation de fausses informations, d’encensement des théories les plus farfelues (n’a-t-on pas lu que «les traînées de condensation des avions seraient la preuve de la mise sous contrôle de la population»?) aux discriminations les plus abjectes (antisémitisme, racialisme, islamophobie, xénophobie, homophobie, misogynie...) et d’outils majeurs d’ingérences étrangères.

«Tout devient suspect aux yeux d’une opinion prompte à se détourner des canaux de l’information»

Internet au sens large, avec ses sites, ses réseaux sociaux, ses e-mails et messageries instantanées, sans oublier demain les solutions d’intelligences artificielles, est devenu le principal théâtre de l’information et donc aussi de la désinformation. Les outils du numérique fonctionnent tel un mégaphone mondial, portant des informations d’un émetteur à des millions d’individus. A chacun des événements majeurs qui rythment leur actualité, les démocraties en payent le prix, que cela soit, pour les plus récents, la crise sanitaire ou les mouvements tels que celui des gilets jaunes, la guerre sur notre continent ou encore les enjeux environnementaux, sans parler des rendez-vous sacrés que sont les élections.

Tout est sujet à controverse et donc à caution. Tout devient suspect aux yeux d’une opinion prompte à se détourner des canaux de l’information. La passivité des démocraties a pu être perçue comme un encouragement par les acteurs de la désinformation ou de la haine, qui n’ont de cesse que de tromper volontairement à des fins idéologiques ou mercantiles, en toute impunité. Il devenait urgent de s’armer.

Intangibles. Si le DSA fait peser plus d’obligations sur les géants du numérique et tend vers la responsabilité des médias qui agissent dans l’immédiateté et l’intermédiation, nous n'échapperons pas pour autant à un débat sur la liberté d’expression. Sujet brûlant s’il en est dans un pays qui peut s’enorgueillir légitimement d’avoir gravé des droits imprescriptibles dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et d’avoir apporté des garanties nécessaires sur la liberté de la presse par la loi du 29 juillet 1881 dont on voit encore parfois l’inscription sur des murs dans nos villes. Liberté d’expression et liberté d’opinion sont les socles intangibles de nos démocraties. Si tout peut être pensé, tout ne peut pas être dit pour autant.

Pour le Cabinet Samman et à la faveur de travaux orchestrés par La villa numeris, le professeur agrégé de droit privé et sciences criminelles, Pascal Beauvais, souligne dans une analyse juridique récente sur les effets du Digital Services Act les difficultés à mettre en œuvre un tel règlement sans pour autant revenir sur les textes fondamentaux encadrant la liberté d’expression numérique. Il rappelle que «la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) l’avait souligné dans son avis “Lutte contre la haine sur Internet” du 12 février 2015, la loi du 29 juillet 1881 n’est pas adaptée à la généralisation de l’expression publique consécutive à la révolution numérique» tant «elle n’est aujourd’hui pas adaptée au contentieux de masse que les contenus en ligne sont de nature à engendrer». En effet, «elle est originellement destinée aux professionnels de la communication (presse, éditeurs, médias) pour encadrer leurs activités et donne lieu à un contentieux sophistiqué devant des magistrats très spécialisés (notamment la 17e chambre correctionnelle du TGI de Paris). Elle n’avait pas initialement vocation à s’appliquer à tout utilisateur des services de communication numérique devenu désormais un éditeur public potentiel.»

Dès lors, appliquant un principe de précaution trop bien connu sous nos latitudes, par une interprétation trop stricte du DSA, les diffuseurs d’informations que sont les plateformes de réseaux sociaux pourraient être tentés de bloquer ou supprimer des contenus qui pourtant ne dérogeraient pas aux règles de droits. Si les recours d’associations et de citoyens viennent à se multiplier, il faudra que la justice renforce ses moyens en s’inspirant à son tour des codes du numérique misant sur la réactivité et la rapidité. Le rapport des États généraux de la justice, publié en juillet 2022, invitait à une dématérialisation complète, permettant notamment des convocations en ligne et des audiences en visioconférences, promise à l’horizon 2027 par le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 récemment dévoilé. C’est un défi majeur pour nos institutions d’être au rendez-vous de la société et d’y former ses agents. Au-delà, pour être encensée, la défense de la liberté d’expression nécessite l’engagement du cercle le plus large de la société civile - citoyens, associations, enseignants - et pas uniquement des médias et des pouvoirs publics, même s’ils en sont des garants incontournables.

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