#DigiLex Compte-rendu de la rencontre du 10 octobre 2024
Pour que vive la liberté d’expression
Le groupe de travail visant à «Réaffirmer la liberté d’expression dans l’espace numérique» présentait son rapport intermédiaire au Palais du Luxembourg
Présidé par Thaima Samman, avocate, et Pascal Beauvais, professeur de droit, le groupe de travail de notre think tank a pour objectif de «faire émerger un cadre le plus équilibré possible permettant de faire cohabiter harmonieusement et efficacement les différents enjeux de liberté et d’ordre public», analyse David Lacombled, président de La villa numeris, en ouverture de cette nouvelle édition de l’observatoire des enjeux législatifs sous l’égide du sénateur Jean Hingray.
Fondamentaux
«Il y a des journalistes dans un bunker. Plus de la moitié des gains de Charlie Hebdo est consacrée à protéger les dessinateurs et leurs familles. On a peur, mais que faire? Il faut continuer et protéger», affirme le dessinateur de presse Mykaïa. Aussi, la liberté d’expression doit être réaffirmée. C’est l’objectif fixé «dès la genèse des travaux du groupe de travail». Sa coprésidente Thaima Samman explique ainsi qu’«elle est un fondement pour toutes les démocraties. C’est une condition d’existence de celles-ci». Coprésident du groupe, Pascal Beauvais met en exergue les fondamentaux de la liberté d’expression qui «vient de loin. Elle est l’expression des Lumières dès le XVIIIe siècle. C’est notre socle démocratique et républicain». Il évoque d’ailleurs l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC) : «la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi». «Faut-il revenir sur ce socle? Nous ne le pensons pas. Il faut rester très attaché à cette liberté d’expression», note-t-il, ajoutant que «ce n’est pas parce qu’il y a des torrents de boue sur le numérique qu’il faut revenir là-dessus».
«On prend cette liberté incroyable : faire rire avec des choses qui ne sont pas drôles», témoigne Mykaïa, impliqué dans l’association Cartooning for peace créée par Plantu, rappelant qu’un dessinateur de presse est «tributaire de l’actualité». Il se souvient : «quelques mois après les attentats de Charlie Hebdo, l’Education nationale a contacté l’association et nous a demandé de faire de la pédagogie dans les collèges et lycées». Avec des collègues, il se rend dans les établissements et entend «déstructurer une pensée binaire où la liberté d’expression est interdite. Le droit au blasphème est un droit arraché de haute lutte». Il souligne combien «le combat pour la liberté d’expression nous concerne tous».
Des limites fixées
«Ce qui m’a particulièrement fatigué? Le harcèlement sur les réseaux sociaux», Jean Hingray, sénateur, membre de la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport et membre du groupe Union Centriste du Sénat se rappelle de ces années où il a été maire où il a dû faire face à des intimidations. «Le problème de la vie démocratique réside dans une des parties de la liberté d’expression où des administrés s’imaginent pouvoir tout dire», déplore l’élu. Aussi, pour Thaima Samman, il est important de regarder la liberté d’expression «à l’ère du numérique et réfléchir à l’encadrement de ses limites». Pour Mykaïa, «la seule limite c’est la loi. Pour le reste, on ne doit pas s’autocensurer». Aussi, Pascal Beauvais relève plusieurs limites à la liberté d’expression : des atteintes portées «à la dignité, à l’honneur de la personne». Il note que «les contre-vérités sont toujours régulées de manière très limitée. La vérité se construit par le débat». Or, Pascal Beauvais déplore la présence «sur les réseaux sociaux de beaucoup d’abus de liberté d’expression qui ne sont pas modérés».
Aussi, Justine Atlan, directrice générale de l’association e-Enfance/3018 se consacre «aux violences numériques faites aux enfants». Evoquant «les joies et difficultés de cette liberté d’expression», elle fait référence au Digital Services Act (DSA). Le règlement européen impose ainsi «un signaleur de confiance implanté dans tous les pays d’Europe». Celui-ci a, explique-t-elle, «une activité de signalement avec une légitimité dans le signalement pour faire supprimer très rapidement des contenus appréciés comme préjudiciables aux mineurs». En effet, Justine Atlan rappelle que «la liberté d’expression ne doit pas nuire à une population fragile». Elle prévient : «la liberté d’expression doit rester impérative» et se refuse à être «un argument pour aller un peu plus loin dans le cadre général».
«35 % des données sont produites sur les réseaux sociaux», explique Bruno Breton, fondateur et PDG de Bloom qui «voit passer 100 milliards de données par an». Notant que «Facebook retire 8 milliards de contenus par an, si cela est retiré trop tard, le mal est fait». Pour lui, «on passe du monde de la communication à celui de l’influence». Cette dernière tend à s’associer à la notion de «radicalité». Aussi, des «tests de radicalité» sont effectués dans les commentaires. Bruno Breton valorise des «outils français», afin d’assurer «une traçabilité». Selon lui, «les outils créent un continuum technologique. Pour laisser la liberté d’expression s’épanouir, il est fondamental d’avoir des outils en collaboration avec le monde de la régulation. On ne peut pas réguler sans outils à côté».
Appliquons la loi
Pascal Beauvais rappelle que dans le Code pénal, «l’entrave à la liberté d’expression» est considérée comme une infraction. Il note que le DSA est «une législation de moyens qui oblige les acteurs à agir et crée des obligations procédurales». Pour lui, «il faut mettre en œuvre la législation existante. On n’a jamais eu autant de liberté d’expression, ce qui est un formidable progrès. Mais, cela entraîne, par définition, des abus qui créent une réaction conservatrice», regrette-il en rappelant l’ambition du groupe de travail qui est «d’éviter un mouvement réactionnaire». Jean Hingray, regrettant «l’aseptisation de la vie politique», souligne d’ailleurs : «on perd du temps sur des choses inutiles. Si on appliquait déjà la loi, on se porterait mieux». Point de vue partagé par Thaima Samman pour qui «il faut arrêter l’inflation législative. On ne se donne pas les moyens du droit existant. Il nous faut le réaffirmer. Le problème ce n’est pas les lois, c’est l’autocensure». Aussi, pour elle, «la liberté d’expression consiste à accepter les gens qui ne pensent pas comme vous. Le droit ne peut pas tout». Thaima Samman incite à «renouer avec les corps intermédiaires et les tiers de confiance» à l’image de structures qui pourront émerger avec «une position légale et équilibrée».
«Le principe, c’est la liberté d’expression. L’exception, ce sont les limites», relate Farah Safi, professeur agrégée de droit privé et de sciences criminelles qui invite à «garder en tête que ce qui est illégal hors ligne devrait l’être en ligne». Pour elle, la bonne question à poser est «comment appliquer l’arsenal répressif que nous avons déjà?» Elle déplore que «le recours à la justice soit purement théorique». Farah Safi revient ainsi sur les raisons juridiques de cette «inefficacité». Il s’agit, selon elle, d’une part «de la loi» avec «une inflation législative sans aucune logique d’ensemble» avec «des textes créés non mis en œuvre». D’autre part, elle regrette l’attitude du juge qui «passe par des critères flous et vagues. Qu’est-ce qu’un débat d’intérêt général? Il y a autant de réponses que de personnes. Nous n’avons de cesse d’étouffer la liberté d’expression. Il faudrait élaborer une politique criminelle cohérente».
Thaima Samman considère qu’«il y a des pouvoirs publics qui ont abandonné l’utilisation des outils et laissent faire. Nous avons un arsenal juridique. La seule chose que le monde numérique ne permet pas, c’est la paresse. Il faut faire respecter la liberté d’expression et ses limites». Elle évoque l’interdiction temporaire du réseau social TikTok en Nouvelle-Calédonie en raison de l’état d’urgence. «On est toujours dans la dénonciation d’une situation qui crée une émotion. Il faut arriver à réfléchir froidement pour faire avancer les choses au mieux possible», conseille la coprésidente du groupe de travail.
«C’est difficile de réguler les réseaux sociaux d’Elon Musk. Cela demande des investissements», partage Bruno Breton qui considère que «dans le domaine des technologies, nous n’avons jamais perdu de bataille». Il évoque les ingérences étrangères et «les proxys français qui reprennent les contenus. La bataille est chez nous: en matière d’éducation, il ne faut pas instrumentaliser l’information». D’ailleurs, Justine Atlan explique: «on peut considérer qu’un mineur est en train de se structurer». Or bien souvent, «il est, d’emblée, conditionné par les réseaux sociaux». Aussi, pour David Lacombled, «pour gagner la bataille, il nous faut emmener la société civile et d’autres personnalités qui font autorité dans ce combat. Justine Atlan prône dans cette continuité «un système plus large. Les citoyens doivent se réapproprier ce cadre». Elle incite d’ailleurs à «travailler avec les plateformes». Jean Hingray loue d’ailleurs «le partenariat public – privé. N’hésitez pas!», lance-t-il en guise de conclusion de la matinée. En effet, pour Pascal Beauvais, «l’Etat ne pourra pas faire seul. Il faut créer un écosystème de collaborations avec les grands opérateurs. Pour identifier et détecter les campagnes de manipulation».
«Il faut arrêter d’avoir peur des technologies; elles peuvent être nos meilleures amies. On a une série d’outils pour identifier, travailler à la réponse. Entre le corpus juridique et la technologie, la liberté d’expression doit être sanctifiée», considère Thaima Samman. David Lacombled relève que «la technologie est omniprésente mais peut aussi servir à la liberté d’expression». «Les réseaux sociaux sont parfois de formidables outils. Les JO ont généré 100 milliards d’impressions, comme quoi, on a aussi la capacité en France d’être puissants dans ce secteur-là.»
:: Pour aller plus loin
- «Réaffirmer la liberté d’expression», le rapport intermédiaire de notre groupe de travail >> Lire
- Réflexion prospective, «Une occasion de repenser la liberté d’expression en ligne?» la contribution du Professeur Pascal Beauvais (.pdf) >> Découvrir
- «Limiter la liberté d’expression ne suffira pas à nettoyer les écuries d’Augias numériques», tribune livre par Thaima Samman et Pascal Beauvais dans l’Opinion >> Lire
:: Nos grands témoins
Fondatrice du Cabinet Samman, avocate spécialisée en affaires publiques et réglementation, présidente de l’association des Avocats-Conseils en affaires publiques (A-CAP) |
Professeur agrégé de droit privé et sciences criminelles, directeur de l'institut d'études judiciaires de la Sorbonne et membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) |
Sénateur, membre de la commission de la culture, de l'éducation, de la communication et du sport et membre du groupe Union Centriste du Sénat, responsable d'entreprise Fonctions principales |
et les membres du groupe de travail: