Un livre, un lecteur

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3 questions à...

Sébastien Imbert: «La coopération, plutôt que la confrontation, semble être la seule issue viable»

Le directeur marketing de Septeo et membre du Conseil d’administration de notre think tank recommande la lecture du dernier essai de Amin Maalouf «Le labyrinthe des égarés – L’Occident et ses adversaires»

Pour Sébastien Imbert, «La régulation de l’IA par l’Europe ou la course à la suprématie technologique entre la Chine et les États-Unis sont des exemples contemporains des influences directes et indirectes entre nations, façonnant ainsi l'avenir du monde.»

La villa numeris: Quels enseignements tirez-vous de la lecture de l’essai de Amin Maalouf «Le labyrinthe des égarés – L’Occident et ses adversaires»?

Sébastien Imbert: C’est un ouvrage qui m’a particulièrement intéressé en cette période où le monde est plus ambigu, volatile et complexe que jamais.

Amin Maalouf, dans un langage tout aussi précis que simple, illustré, et sans prise partisane, propose une synthèse ou, dirai-je, un mouvement de l’Histoire Humaine au cours du 19e et 20e siècles de par les influences des pays de l'occident sur l'orient, et inversement. Ces mouvements du passé, voire ces roulements tectoniques, d’impact d’un pays sur d’autres, résonnent encore pleinement aujourd’hui à l'échelle mondiale. Ils ont non seulement façonné des orientations de géopolitique régionale mais aussi des orientations globales.

Un des premiers enseignements de cet ouvrage est qu’en regardant les dynamiques et résultantes de ces mouvements entre pays «dominés» et pays «dominants» au cours de cette période, on peut comprendre, interpréter, ou se forger des idées, des convictions sur les orientations du monde en cours et à venir. Par ailleurs, une chose est sûre : le rapport dominé/dominant n’est jamais figé, avec des inversions de position qui peuvent être relativement rapides.

L’exemple du Japon et de son ère Meiji, particulièrement bien décrite, est révélateur de cette dynamique. Le Japon, initialement fermé et en retard par rapport aux grandes puissances occidentales, s’est transformé en un modèle de modernisation rapide, défiant les préjugés raciaux et culturels de l'époque. L'ère Meiji, entre le dernier tiers du 19e siècle et presque le premier quart du 20e siècle, a permis au Japon non seulement de rattraper un retard considérable en une génération, mais aussi d’inspirer d'autres nations comme la Chine, la Russie ou le Moyen-Orient à reconsidérer leur propre place dans le monde.

Un enseignement que je me suis forgé en lisant cet ouvrage, et plus particulièrement autour de l’ère Meiji, c’est qu'«un leadership sage, stable, visionnaire, et à l’autorité morale incontestée», en lien avec une mission, une ambition claire et partagée, avec de vrais effets de collaborations constructives, en analysant/intégrant ce qui se fait de mieux ailleurs, tout en misant sur l’éducation, en développant des talents et en investissant dans des leviers de modernisation industrielle, a un effet largement bénéfique et positif dans de très nombreux domaines, notamment économiques.

Au contraire, quand les visions et ambitions sont morcelées, opposées, contradictoires, et sans volonté de réelle collaboration, les tendances au renfermement ou à la détérioration des valeurs, des ressources, sont quasi certaines, facilitant des formes de «fuite en avant». Et je dirais que l’on peut appliquer ceci aussi bien au niveau d’un pays, d'une nation, que d'une entreprise ou d'une organisation.

Ce mouvement de l’ère Meiji n’est pas isolé. Maalouf souligne que ces dynamiques historiques sont interconnectées : les choix d’une nation peuvent avoir des répercussions profondes sur les autres. Le Japon, en adoptant les technologies et les modèles sociaux occidentaux, a déclenché des réactions en chaîne, notamment à travers l’Asie. La Chine, voyant son voisin s’élever à un rang de puissance militaire et économique, a dû adapter sa propre stratégie, évoluant d'une position de soumission à celle de rival potentiel de l’Occident. La Russie, quant à elle, a interprété ce redressement japonais comme un signal d'alarme, la poussant à radicaliser ses politiques internes et externes pour maintenir son influence.

L’Histoire est souvent définie par ces chocs, ces «mouvements tectoniques» entre les nations. La modernisation du Japon a été un tremblement de terre politique et culturel, dont les ondes de choc se sont propagées au-delà de ses frontières. Le concept même de nation en retard, cherchant à rattraper le «progrès» en observant ses rivaux, est une constante de l’Histoire humaine. C’est ce qui s’est passé avec l’Allemagne après sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, ou encore avec les États-Unis qui ont su se relever de la Grande Dépression pour dominer la scène internationale après 1945.

En conclusion, ce que Maalouf nous enseigne à travers cet ouvrage, c’est que les nations, bien que distinctes, sont interdépendantes dans l’évolution de l'Histoire humaine. Ce qui se passe dans une région du monde peut, et va souvent, provoquer des répercussions dans d’autres, car l’histoire des nations est une histoire d’influences croisées. Le Japon de l'ère Meiji a eu un rôle transformateur, non seulement pour lui-même, mais pour tout un continent, déclenchant des évolutions en chaîne dont les conséquences se font encore sentir aujourd'hui.

LVN: En quoi peuvent-ils s'appliquer à un monde sous tension comme nous le vivons actuellement ?

SI: Le monde d’aujourd’hui ressemble au «labyrinthe» du titre de l’ouvrage de Maalouf : une série de défis globaux qui semblent insurmontables, qu’ils soient géopolitiques, climatiques, technologiques ou sociétaux.

La montée en puissance de la Chine, de l’Inde, l’ascension fulgurante des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, développant son rôle de premier gendarme du monde, à des doutes beaucoup plus forts et divisés à son égard aujourd’hui, en lien avec la déstabilisation de certaines puissances rappellent les cycles d’ascension et de chute décrits dans le livre.

A l’image du Japon ou de la Russie, les nations d’aujourd'hui, comme les États-Unis ou la Chine, pourraient connaître des bouleversements internes si elles ne prennent pas en compte les réalités géopolitiques et technologiques émergentes. En ce sens, et de façon évidente, la résultante de l’élection entre Kamala Harris et Donald Trump lors de la prochaine élection américaine sera déterminante pour les orientations du monde au sein de ce labyrinthe. Avec plus ou moins de lumière, ou pas, en sortie… Que ce soit Donald Trump ou Kamala Harris qui soit élu, l’issue de ce vote affectera non seulement la politique intérieure des États-Unis, mais aussi les alliances internationales, la gestion des conflits en cours, les relations commerciales, et les responsabilités des usages/innovations technologiques au niveau mondial.

La leçon clé ici est que les succès d'une nation sont souvent accompagnés de risques. Surtout si cette nation succombe à l'arrogance et à l'expansionnisme. En outre, Maalouf invite à réfléchir sur l’interdépendance mondiale : aucune nation ne peut se détacher des défis globaux (i.e. crise environnementale ou montée des tensions technologiques). La coopération, plutôt que la confrontation, semble être la seule issue viable. Mais c’est aussi certainement le plus grand défi des êtres humains, au regard de ce que nous apprend l’Histoire, de l’accélération du communautarisme et du changement de ce qu’est «la vérité» à l’aune des fake news généralisées.

En somme, le monde d’aujourd’hui est caractérisé par une complexité géopolitique qui s’apparente à un «labyrinthe» où les nations sont interconnectées de manière inextricable. Les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, les tensions entre les États-Unis et la Chine, ainsi que l'ascension du populisme, ou des régimes autoritaires, créent un environnement dans lequel les décisions prises par une grande puissance influencent directement les orientations des autres pays, et peut-être une coopération globale de plus en plus difficile… mais pourtant si nécessaire.

LVN: L'Europe a-t-elle encore son mot à dire en matière technologique ?

SI: De la même manière que la modernisation japonaise a bouleversé les rapports de force au début du 20e siècle, la montée en puissance généralisée de technologies comme l'intelligence artificielle (IA) bouleverse aujourd'hui les équilibres mondiaux. La régulation de l’IA par l’Europe (via l’EU AI Act) ou la course à la suprématie technologique entre la Chine et les États-Unis sont des exemples contemporains des influences directes et indirectes entre nations, façonnant ainsi l'avenir du monde.

L'IA, en particulier, est un domaine où les «mouvements tectoniques» sont en pleine mutation. Si cette technologie échappe au contrôle humain, cela pourrait entraîner des conséquences dramatiques sur le plan géopolitique. Les grandes puissances, en se livrant à cette course technologique, influencent directement la stabilité internationale.

L’Europe, à travers des initiatives comme l'EU AI Act, tente de se positionner dans la course technologique mondiale. Ce texte pionnier de régulation de l'IA vise à encadrer l’usage de cette technologie.

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