13/04/23 | Palais du Luxembourg, Paris 6e
L’économie numérique au défi de la régulation
Alors que les lois et règlements s’empilent et se chevauchent, focus sur des autorités indépendantes devant réguler des acteurs sur des marchés en évolution constante
L’économie numérique – sujet transversal au cœur de nombreuses industries – se repense et se redessine constamment. Un défi appréhendé tant par les entreprises que par les autorités administratives indépendantes (AAI).
Lors d’une nouvelle rencontre de son observatoire des enjeux législatifs de la transformation, La villa numeris proposait de brosser un état des lieux des AAI, cinq ans après l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données (RGPD).
Un lien tissé entre les acteurs
«L’ARCEP est présentée comme un gendarme pour prévenir et accompagner», explique David Lacombled, président de La villa numeris. «La régulation de l’ARCEP est basée sur les échanges et la compréhension fine des secteurs régulés. Notre travail de tous les jours consiste en un accompagnement avec beaucoup de réunions bilatérales et de groupes de travail. Toutes les décisions prises sont soumises préalablement à consultation publique. Ainsi, les obligations de régulation sont mieux acceptées par les acteurs. Ensuite, notre rôle est de faire respecter les décisions.», explique Laure de La Raudière, présidente de l’autorité. Thaima Samman, avocate spécialisée en affaires publiques et réglementation souligne ainsi «une approche où le régulateur cherche à comprendre son marché et discute pour trouver des solutions au regard du bon fonctionnement du marché. Par exemple, les personnels de l’Autorité nationale des jeux (ANJ) connaissent très bien les problématiques du jeu d’argent. Si des régulateurs ont des thématiques spécifiques, d’autres sont transversaux comme l’autorité de la concurrence et la CNIL. Cette dernière est obsédée par la vie privée et fait abstraction de tout le reste. Le numérique est à la fois un sujet sectoriel et transversal. Par exemple, pour le transport la question du traitement des données liées à l’industrie, la recherche, la santé, nécessite une vision globale que l’organisation de régulation ne permet pas toujours».
«Le dialogue préalable est très important entre les acteurs. Il faut créer des pôles communs de réflexion comme de travail entre les autorités. Nous avons déjà une feuille de route de travail en commun avec l’ARCOM. S’il est important d’avoir des avis croisés entre les autorités au niveau des collèges des organes de décision, je ne suis pas favorable à des décisions communes entre autorités, chacune ayant ses compétences propres de régulation», considère Laure de La Raudière. Pour Thaima Samman, «il faut trouver un système pour que lorsqu’une autorité prend une décision qui a un impact sur un sujet autre que le sien, celui-ci soit bien pris en compte».
Ex ante / Ex post
«L’OCDE évalue à 5 ou 6 points de PIB l’insécurité juridique. Il est difficile de savoir ce qu’on doit faire avec des avis différents. Les cookies walls représentent plusieurs centaines de millions d’euros d’insécurité juridique», explique Laurent Benzoni, économiste, professeur d’économie à l’Université Panthéon-Assas. Le cadre juridique s’avère crucial pour une bonne appréhension des parties prenantes. «Le modèle historique des Etats-Unis prône la liberté de faire ce que l’on souhaite mais si des dommages sont créés, cela nous coûtera cher», explique Thaima Samman. «Dans les délits financiers, les prix sont tellement chers que cela fait réfléchir tout le monde. Allons vers une régulation matricielle», propose-t-elle en valorisant la régulation «ex post». «Les logiques de régulation sont très différentes si elles sont ex ante ou ex post. L’ex ante est par exemple nécessaire pour l’interopérabilité des services cloud. La culture de l’ARCEP est celle d’une régulation ex ante économique. Nous ne sommes que rarement obligés de sanctionner. Les mises en demeure et le Name & Shame (NDLR : «nommer et couvrir de honte») fonctionnent dans le marché des télécoms qui est très concurrentiel», explique Laure de La Raudière. «Il faut de l’ex ante mais pas partout et pas systématiquement», précise Thaima Samman. «Lorsque l’autorité qui fait la règle est la même que celle qui sanctionne, il y a un problème. Dans les procédures classiques, le droit de la défense est bien identifié. Chez les régulateurs, le concept se mélange : il fait les lignes directrices, ouvre les enquêtes, poursuit et sanctionne», relève Thaima Samman pour qui «il faut changer de mentalité».
Autre sujet évoqué chez les grands témoins ; l’importance de la culture économique. Laurent Benzoni déplore ainsi au sujet de la CNIL : «il n’y a pas de culture économique dans cette institution. Pourtant, la CNIL traite des problèmes de nature économique». Laure de La Raudière explique que «chaque autorité a sa culture» forte d’ «histoires et de connaissances emmagasinées sur les secteurs qu’on régule. On ne change pas radicalement la culture ; la régulation ex ante de l’ARCEP apporte une prévisibilité au secteur et une pérennité des règles. Cette prévisibilité est attendue et demandée par les acteurs économiques». «Les temps du régulateur et du tribunal sont très longs. Le régulateur devrait être celui qui fonctionne le plus avec le droit souple. La notion de droit souple consiste à voir comment on avance pour ancrer dans le marbre des pratiques. Il doit être ce que le cadre juridique n’interdit pas et qui fixe des règles qui évitent d’avoir recours au droit dur», note Laurent Benzoni. Pour le sénateur Jean Hingray : «les sanctions ne sont pas assez fortes pour la régulation du marché».
Réguler aujourd’hui
«Le système de régulation, les AAI, prennent naissance à la fin du XXe siècle. On a changé de monde depuis», explique Thaima Samman. En effet, pour Laurent Benzoni, «lorsque la donnée était coûteuse à traiter, on savait ce qu’on devait faire de la donnée. Aujourd’hui, elle est très peu chère à traiter et à stocker. Il s’agit de prendre la donnée et de voir ensuite ce qu’on en fait. Un changement de perspective est à introduire», relève Laurent Benzoni.
«L’alchimie entre innovation, concurrence et régulation a fonctionné» explique Laurent Benzoni, soulignant que «la France a des infrastructures de débit très développées et compétitives en termes de prix et de qualité. Mais les investissements sont très coûteux. Cela reste des industries capitalistiques. La hausse des taux d’intérêt risque de poser d’importants problèmes. Nous sommes au-devant de problèmes de concurrence. Les demandes de bandes passantes, de communication, d’économies numériques sont plus nombreuses. Il y a besoin de réguler la donnée», souligne-t-il. Elle est, d’ailleurs, multiple. «La focalisation a lieu sur les données personnelles. Or il y a des natures de données bien différentes. Les modèles économiques triomphants existent parce que vous pouvez collecter des masses de données. S’il n’y a pas de données, il n’y a pas d’entreprises technologiques. Les autorités appellent à la souveraineté technologique : cela n’est possible que s’il y a une masse de données».
«Pendant que les Américains et les Chinois développent des technologies et collectent des données, y compris en Europe, les Européens ne peuvent pas le faire», déplore Thaima Samman pour qui «il faut changer de prisme. C’est une problématique de culture pour développer des champions français et européens. Il faut une protection des individus dans un cadre qui permet l’innovation. Il faut expliquer la technologie et ce qu’elle apporte à l’économie mais aussi au fonctionnement des transports et des écoles». Plus que jamais, pour être efficace, la régulation relève d’un consensus entre les responsables politiques, les acteurs économiques et les citoyens.