Encadrer, surveiller ou interdire

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Une majorité numérique en toute hypocrisie

Si l’intention peut paraitre louable, l’application sera d’autant plus difficile à mettre en oeuvre que les parents encouragent leurs enfants à se connecter

«Il faut accompagner les enfants et responsabiliser les parents» selon David Lacombled dans sa chronique mensuelle sur B Smart.

Delphine Sabattier, journaliste: Dans la deuxième partie de ce matin avec votre émission quotidienne sur le numérique, l'innovation et cette société qui change. Pour lutter contre la haine en ligne, l'Assemblée nationale a adopté une proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique à quinze ans. Celle ci n'a pas été encore validée, parce que le Sénat doit encore passer par là. Qu'est ce que ça veut dire, selon vous? Déjà une majorité numérique protégée?

David Lacombled, président de La villa numeris: Protéger. C'est vraiment l'ambition de ce texte que de protéger les publics les plus fragiles, les adolescents et surtout les préadolescents. Or, le problème, c'est qu'il y a déjà une majorité numérique qui existe, qui est d'ailleurs de quinze ans. Elle a été instaurée en 2018 avec absolument aucun effet en particulier sur les réseaux sociaux. S'y inscrire est un jeu d'enfant, si je puis dire. Il suffit d'aller sur la page d'inscription. Les conditions générales d'utilisation des plateformes indiquent qu'il faut avoir plus de treize ans. Vous cochez la case, la main sur le cœur. Vous dites que vous avez plus de treize ans et l'affaire est jouée. Et donc effectivement, le but du législateur est d'obliger les réseaux sociaux, les plateformes, les messageries instantanées également de demander soit une pièce d'identité à ceux qui se connectent - on voit bien la limite que cela pourrait produire - ou de recourir à la biométrie faciale par exemple, pour se faire une idée approximative, certes, de l'âge que pourrait avoir la personne devant sa caméra.  Ce qui aurait d'ailleurs un intérêt aussi pour limiter l'accès aux sites pornographiques, puisque, je vous le rappelle, ils sont interdits aux moins de 18 ans et que là, absolument aucune injonction, proposition de loi, projet ou même mise en demeure de l’ARCOM (ex-CSA) n’y a rien fait. Cela reste une entrée libre.

La biométrie faciale poserait d'autres d'autres questions, notamment en matière de libertés individuelles, même si la CNIL a plutôt laissé ouverte la porte en l'état. Mais pourquoi aller autoriser sur des enfants demain des choses dont on voit bien que les adultes, globalement, les refusent? J'ajouterai également que le texte prévoit qu'on puisse demander l'accord des parents, notamment pour des plateformes qui visent des plus jeunes entre treize et quinze ans.

DS: Et les parents peuvent même demander la suppression des comptes de leurs enfants.

DL: Exactement. «Termine ta soupe, sinon plus compte TikTok», «Fait tes devoirs, sinon fini Instagram». Ambiance familiale garantie dans les foyers français. Je rappelle la réalité: neuf enfants sur dix âgés de moins de douze ans ont au moins un compte sur un réseau social et vous en ajoutez un à chaque anniversaire, pour faire simple. Les applications sont celles vous utilisez : Youtube, Snapchat, TikTok, Instagram Messenger. Il s'agit aussi des messageries privées comme des réseaux sociaux. Et on aurait pu ajouter Discor, sans parler des jeux vidéo comme Fortnite ou votre préférée Delphine, Animal Crossing.

DS: Pourquoi vous qualifiez ce projet d'hypocrite?

DL: Cela me semble illusoire d'imaginer un instant qu'on pourra empêcher des enfants d'aller sur Internet dès lors que leurs parents les encouragent, voire les accompagnent, avec des motifs vraiment très louables. Garder le contact, faire en sorte que son enfant ne soit pas exclu de ses communautés d'amis, faire en sorte qu'il ne soit pas en décrochage technologique.

Et pour garder le contact, rien de mieux qu'un téléphone. D'ailleurs, c'est devenu le cadeau rituel d'entrée au collège, le moment où quand on est enfant, on commence à aller seul à l'école. Et là aussi, il faut voir que neuf enfants sur dix âgés de moins de douze ans ont un smartphone. C'est rassurant pour les parents, et pour les enfants, c'est quand même une fenêtre ouverte sur le merveilleux monde du numérique et aussi peut être parfois sur ce qui peut avoir de moins beau. Ensuite, les parents accompagnent leurs enfants dans leurs premiers pas sur Internet. L’ouverture d'un compte sur un réseau social se fait sur la foi d'un mensonge familial en déclarant avoir plus de treize ans. Demain, on imagine bien que des parents mettront leur bobine à la place de leur enfant, ne serait ce que pour leur permettre d'y accéder. Il faut voir aussi qu'en matière de contrôle parental, il y a eu beaucoup d'essais sur Internet, maintenant sur les mobiles, et qu'en général les parents confient le soin d'installer le logiciel de contrôle parental à leurs enfants. Donc vous voyez bien que c'est une autoroute ouverte à aller sur Internet. Ce projet est certainement une bonne intention, mais toute déconnexion est malheureusement impossible.

DS: Alors, on laisse faire?

DL: Non, bien sûr que non. Il faut accompagner les enfants et responsabiliser les parents. Et d'ailleurs s'inspirer aussi des enfants qui gèrent plutôt bien leur privacy, la manière dont ils gèrent leurs données, souvent en vase clos. D'ailleurs, c'est un des soucis des haines qui se développent dans dans des messageries privées. Et mieux vaut valoriser que rassurer me semble-t-il. Les risques sont importants en termes de mémorisation, en termes de concentration, avec des risques psychologiques et physiques également, à un moment où les corps et les cerveaux sont en construction. Néanmoins, on voit bien qu'enchaîner les lois, les chartes, est contre-productif. Souvenez vous que le Président de la République a accueilli les principaux patrons de plateformes en novembre dernier pour signer une charte et un engagement. Ça revient finalement à une sorte d'aveu d'échec et un encouragement à continuer. Donc responsabiliser. Charge aux citoyens de prendre leur destin numérique en main, d'informer, de former, d'expliquer. Encore et encore.

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